[Cthulu dark age] Berthelot

Je suis invisible.

Vingt années se sont écoulées et aujourd'hui encore l'orphelinat de la Sainte Cène éveille un sentiment de crainte mêlée de dégout dans le coeur des honnêtes gens ; mais pour des raisons bien différentes de ce qu'elles furent autrefois.

Après sa fermeture l'endroit fut laissé à l'abandon et, la misère étant particulièrement vorace en ce qui concerne les espaces vides, de nouveaux occupants s'y installèrent. Mendiants, sans-abris et voyous y trouvent désormais refuge. Ici, on meurt d'avoir occupé la rue, la place ou la porte d'église d'un autre. On meurt d'avoir refusé de donner à plus fort que soi. Ou bien on meurt simplement de faim, de froid, de la maladie... Cette bâtisse est un charognard qui se repaît des rebuts de la société.

Autrefois, l'orphelinat recueillait les orphelins ou enfants issus de familles trop modestes et leur dispensait une éducation religieuse. Celui-ci avait été fondé trois décennies plus tôt par le père Marcus qui occupait également la fonction de prêtre au sein de l'église de la Sainte Cène et, de par la nature de sa mission, l'établissement jouissait d'une réputation honorable jusqu'à ce que des rumeurs colportées par quelques enfants fugueurs se diffusent.

Il se disait que la bonne santé du père Marcus en dépit de son grand âge n'avait rien de naturel. Que ce dernier se livrait parfois à des réunions pour le moins suspectes avec certains de ses enfants. Son éternelle discrétion ainsi que sa distance de plus en plus marquée vis-à-vis d'autrui étaient après tout des signes évidents d'une volonté de cacher sa vilenie grandissante. Par ailleurs, les derniers hivers s'étant montrés très rigoureux et les récoltes particulièrement mauvaises, il n'en fallait pas plus pour que la rumeur selon laquelle tout était lié se propage.

Bien vite, l'expression « je vais t'envoyer à la Cène » fit son apparition au sein des foyers aux enfants indociles. L'église se vida de ses fidèles et, tandis que le père Marcus inspirait la crainte, le fossoyeur – lui-même issu de l'orphelinat de la Sainte Cène – devînt rapidement la cible de quolibets et de menaces. La situation empira ainsi jusqu'à la soudaine disparition du père alors même qu'il était sur le point de faire l'objet d'une enquête de la part de ses supérieurs.

L'orphelinat ferma et les enfants furent livrés à eux-mêmes.

Je suis un enfant de la Sainte Cène, de mon plus jeune âge jusqu'à mes quinze ans, j'y ai reçu une éducation qui m'aurait valu d'intégrer une place digne au sein de la société si on me l'avait dispensé dans n'importe quel autre établissement. Mais qu'importe, les évènements et mon naturel discret m'ont réduit à ce que je suis aujourd'hui : un mendiant.

J'ai longtemps erré de villes en villes, vivant de moins que peu jusqu'à retourner vivre en ces lieux il y a de cela seulement quelques mois. Je suis faible mais je ne possède rien qui pourrait attiser la jalousie des locaux. De plus je suis plus vieux que n'importe lequel d'entre eux et ne réclamant rien de personne, ils font preuve à mon égard d'une ignorance respectueuse. Invisible à leurs yeux, invisible aux yeux de la société toute entière, j'aurais pu trouver ici quelque chose de semblable à un foyer et y vivre encore quelques années.

Mais pour demeurer invisible, je me dois à nouveau de partir.